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Mots et Monts

La Belle du Seigneur (Albert Cohen) - suite : borborygmes, nasal encombrement et voyage en train

Belle du Seigneur, c'est une histoire d'amour entre Solal, Sous Secrétaire Général à la Société des nations, juif grec beau et ténébreux et Ariane Deume, belle suissesse de bonne famille, bonne chrétienne, qui s'ennuie à mourir avec son époux légitime, Adrien, promu cadre « A » à la Société des Nations.

Lors du précédent article, je vous ai présenté des extraits concernant la conquête du cœur d'Ariane par Solal et la marche triomphale de leur Amour.

 

Voici maintenant deux extraits intéressants sur ces petits désagréments que sont les borborygmes et le nez qui coule ; enfin, dans un dernier extrait de ce roman, revivez les voyages en train au temps de la machine à vapeur.

Le borborygme

(6ème partie- Ch XCII)

- Tu es belle, lui dit-il. Viens sur mes genoux.

Elle obéit avec empressement, mis sa joue en position amoureuse. Hélas, un borborygme s'éleva avec des volutes de contrebasse, mourut soudain, et elle toussa pour le détruire et l’embrouiller rétroactivement par un bruit antagoniste. Il lui baisa la joue pour faire atmosphère naturelle et adoucir cette humiliation. Mais aussitôt majestueux, un autre borborygme retentit qu'elle camoufla en se raclant la gorge. Contre un troisième, d'abord caverneux, puis mignon et ruisselet, elle lutta en appuyant sa main subrepticement mais fort, afin de le comprimer et réduire, mais en vain. Un quatrième survint en mineur, triste et subtil.

Plaçant tout espoir en un changement de position, elle s'assit sur le fauteuil en face et dit à très haute voix qu'il faisait beau.

A voix tout aussi haute, il dit que c'était une journée vraiment merveilleuse, développa ce thème pendant qu'elle cherchait en catimini des postures destructrices de ces maudits bruits causés par le déplacement des gaz et des liquides dans un innocent estomac.

Mais rien n'y faisaient et de nouveaux venus surgissaient en grand vacarme, clamant leur droit à la libre expression. Il en guettait l'arrivée, les accueillait avec compassion, sympathisait avec la pauvrette, mais ne pouvait s'empêcher de les caractériser, tour à tour mystérieux, allègres, humbles, altiers, coquins, véniels, funèbres.

Enfin elle eut la bonne idée de se lever et de remonter le gramophone, pour une fois opportun. Alors le Concerto brandebourgeois en fa majeur retentit, étouffant les rumeurs intestines, et Solal rendit grâces à cette musique, parfait pour couvrir des borborygmes.

Hélas, le concerto pour scieurs de long terminé, un nouveau borborygme s'éleva, un beau borborygme, très réussi, élance et divers, tout en spirales et fioritures, pareil à un chapiteau corinthien. Ensuite, il y en eut plusieurs à la fois, dans le genre grandes orgues, avec basson, bombarde, cor anglais, flageolet, cornemuse et clarinette. Alors, de guerre lasse, elle dit qu'il lui fallait s'occuper du dîner. Deux motifs à cette décision, pensa-t-il. Le premier, a court terme, filer à la cuisine et y borborygmer en paix, sans témoin. Le second, de plus longue portée, se remplir le plus vite l'estomac, afin d'écraser et mater les borborygmes qui, tassés et étouffés par le poids des aliments ingérés, ne pourraient plus monter à la surface pour s'épanouir et gambader à l'air libre.

 

Le nasal encombrement

(6ème partie – Ch XCII)

Après la deuxième danse, lorsqu'ils étaient retournés à leur table, elle avait ouvert son sac. Je suis désolée mais je vois que j'ai oublié de prendre un mouchoir. Pourriez-vous m'en prêter un ?

Je regrette, chérie, je n'en ai pas. Alors, elle avait reniflé en douce, suavement, affolée mais souriante, cependant qu'il évitait de la regarder pour ne pas augmenter son déshonneur de nasal encombrement. Souriante, elle souffrait mille morts, et il l'aimait, aimait sa pauvrette, misérable d'avoir le nez plein et qu'il le sût, désespérée de ne pouvoir se débarrasser de cette plénitude. Pour feindre d’ignorer le drame et pour la réhabiliter par un tendre respect, il lui avait baisé la main.

Après un cinquième ou sixième reniflement en contrebande, elle avait murmuré qu'elle était désolée, mais qu'il lui fallait aller chercher un mouchoir à l’hôtel.

Je vais vous accompagner, chérie. Non, s'il vous plaît, restez, je serai vite de retour, l'hôtel est tout près. Il savait bien pourquoi elle voulait aller seule. Elle appréhendait une catastrophe durant le trajet, vu la plénitude et le risque soudain d’éternuement avec conséquences pendantes. Revenez moi vite chérie.

Torturée par sa cargaison et altérée de s'en décharger, elle lui avait adressé un sourire d'au revoir, ô misère de la condition d'amour, ô pauvres acteurs, et elle s'était éloignée en hâte, sans doute haïssant ce nez qui avait choisi de tant se remplir et garnir en ce Donon où, bien des mois auparavant, la nuit de leur fuite, ils avaient merveilleusement dansé jusqu'au petit matin. Dehors, elle avait dû courir vers le mouchoir de délivrance

 

Dans le train

(6ème partie – Ch C)

A 11 heures 05, il se leva, alla au guichet des billets, demanda deux premières pour Marseille, revint sur le quai, resta debout valise à la main, évitant toujours de la regarder.
Enfin la locomotive entra en gare avec indignation, expira et les wagons rendirent de petits voyageurs.

Il y eut des sons de cloche, et le train gémit, protesta, s'ébroua avec des souffles de vapeur et des bruits de fers, puis recula, puis se secoua, puis avança suavement, puis se décida et fonça, se ruant gros avec ses wagons enchaînés et torturés, scandant les cadences de ses roues obsédées.

Les deux continuaient à s'ignorer tandis que dehors les arbres courbés se découpaient avec des hâtes, que les poteaux télégraphiques filaient en sens inverse, brusquement s'abaissant puis se redressant, qu'une cloche de village tintait, qu'un chien montait une pente verte avec des efforts rigoleurs, langue dehors, que le train brusquement titubant criait un effroi, que les cailloux luisaient entre les rails, qu'une locomotive haut le pied passait avec des halètements obscènes, qu'un garde-barrière faisait le mannequin, qu'un yacht joujou blanc coupait au loin la soie méditerranéenne.

Saint Raphaël. Des reculs, des secousses, et les roues protestèrent avec des glapissements de chiots martyrisés, et le train s'arrêta avec un long soupir de fatigue, des spasmes, des borborygmes de métal, des chuchotis, un dernier soupir.

 

 

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